« Relocaliser la vie » de Pierre Besse et « l’écologie politique introuvable » émission avec Alain Caillé

D’abord pour vous mettre en appétit, un article très intéressant écrit par Pierre Besse (AMAP de la Digue) dans le cadre du dossier « Relocaliser » de la revue toulousaine Alters Echos (n° 34, décembre 2013).

En deuxième partie et pour aller un peu plus loin dans la réflexion autour du « mieux vivre ensemble » et du questionnement autour de l’écologie et de son rapport avec une philosophie politique, on vous propose d’écouter l’émission de France culture « La grande table » (2è partie) du mardi 10 décembre 2013 : « l’écologie politique introuvable » avec le sociologue Alain Caillé (signataire du « manifeste du convialisme« (*) ) et autour de son ouvrage collectif co-dirigé  avec Christophe Fourel, Sortir du capitalisme. Le scénario Gorz, édition Le Bord de l’eau :

« Peut-on déboucher sur une philosophie politique à hauteur de l’époque en partant de l’écologie ou faut-il poser les problèmes de l’écologie dans le cas d’une réflexion plus générale sur la philosophie politique dont nous avons besoin actuellement ? » (Alain Caillé)

Bonne lecture et bonne écoute !

 « Relocaliser la vie » par Pierre Besse

Que faire ? Ainsi se pose éternellement la question politique.
A cette question, les 19ème et 20ème siècles ont répondu nationalisme, communisme, fascisme, et, dernier avatar des théories totales et totalitaires, libéralisme. Libre à chacun de juger… Certes les conditions de vie matérielles de l’humanité ont profondément évolué. Est-ce vraiment pour le mieux ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est sûr par contre, c’est l’effroyable gâchis humain tout au long de ces deux siècles, et l’accumulation de menaces tout aussi effroyables à l’horizon de l’humanité. Sous les drapeaux de tous ces –ismes et de quelques autres, l’humanité n’a fait que perpétuer le culte immémorial de la puissance, au mépris de la plus élémentaire justice et au péril de sa propre survie. Sur les ruines des grandes utopies sociales continuent de se déployer le commerce et la guerre, l’un étant, comme on sait, le nerf de l’autre.

En faisant chacun à sa manière le lit de la démesure industrielle, les systèmes intellectuels totalisants – un seul schéma, le bon, pour l’humanité entière et pour l’éternité – ont suscité l’émergence de l’écologie, nouveau courant politique qui ne prend plus pour centre la question des rapports entre les hommes, mais les relations vitales de l’homme à son milieu naturel. Il est clair aujourd’hui que cette préoccupation est incontournable, mais réduite à ce fonds de commerce – la conservation des milieux naturels -, l’écologie politique nous fait courir le risque d’un ordre social durablement insupportable. Quoi de plus neutre en carbone que les empires de l’Antiquité, leurs guerres de conquêtes et leur pillage colonial ? Que la traite négrière ? Quoi de plus bio que les plantations esclavagistes du 18eme siècle ? Si légitime soit-il, le militantisme écologique au sens strict ne peut en aucun cas évacuer la question sociale. De toute façon, au point où nous en sommes, la résolution des problèmes écologiques suppose une telle réforme de nos modes de vie et de notre économie qu’elle est en soi une question profondément sociale, beaucoup plus que scientifique et technique, ou seulement morale.

Alors, que faire ? Se rassembler derrière un drapeau et courir à l’assaut du pouvoir ? Avons-nous une chance de nous entendre, assez nombreux, sur un programme ? Avons-nous une chance d’accéder au pouvoir, et de mettre en œuvre ce programme ? A quelle légitimité pourrions-nous prétendre ? A chacun sa réponse, mais pendant l’inventaire, les travaux continuent, la mainmise du capital marchand et financier s’accroît, et chaque jour qui passe la porte du futur se ferme un peu plus.

Or, voilà que depuis quelques années se multiplient les initiatives autour de cette idée : relocaliser la production et la consommation alimentaire. Les AMAP illustrent parfaitement cet élan, mais il est très loin de se réduire à elles, et il est clair qu’il atteint aujourd’hui tous les continents (voir art. J. Parot dans ce n°). Si anecdotique, si peu politisé que puisse paraître ce mouvement, la partie qui se joue là est cruciale. Il faudra du temps, mais il apparaît désormais à notre portée de faire basculer l’ensemble de l’agriculture vers les techniques de production écologiques, et d’en faire un secteur de l’économie pourvoyeur de millions d’emplois de qualité. Une telle agriculture garantira la sécurité alimentaire de la population mais aussi le plein emploi, pourvu que soit posé le principe du droit d’accès à la terre pour tous et qu’en soient aménagées les modalités concrètes. Autour de cette production pourra alors renaître un vaste secteur de l’artisanat (approvisionnement des agriculteurs, transformation des produits agricoles) et du commerce de proximité. La fin des scandales alimentaires et de la malbouffe, mais aussi la fin du chômage, la fin des rapports de domination entre industriels et paysans autant qu’entre patrons et ouvriers, la fin de l’affrontement des revendications corporatistes…Au bout de cette perspective, on peut entrevoir une véritable sortie de l’industrie, et avec elle, la sortie du piège de la dépendance énergétique et du chaos climatique.

L’engagement dans cette voie est souvent très gratifiant et convivial, tant pour les citoyens-mangeurs que pour les candidats paysans, pour autant le chemin n’est pas pavé que de roses. Les Partenariats Locaux Solidaires sont le meilleur outil à notre disposition pour garantir aux paysans un débouché correct pour leur production, ce qui est un préalable à tout projet. Mais il ne suffit pas d’un débouché garanti, il faut accéder aux ressources naturelles (terre, eau, semences…), acquérir un savoir-faire, disposer du capital nécessaire à un minimum d’équipement. A laisser ces questions aux banquiers, aux bureaucrates et aux marchands de biens, on se condamne à rester indéfiniment dans la marge. Les banquiers ne prêtent qu’aux riches, la terre va à l’argent. Toujours plus nombreux, les règlements, lois et normes qui régissent les activités agricoles et artisanales les dénaturent et les étouffent (lois sur les semences, normes dites sanitaires en élevage, restrictions du droit de bâtir et d’habiter en zone agricole…). Il nous faut maintenant relocaliser le capital et relocaliser la loi :
le capital, par le biais de la mise en commun locale de l’épargne populaire. Déjà ancien mais resté marginal, le mouvement de la finance solidaire voit s’ouvrir devant lui, avec cette agriculture écologique et sociale, un très vaste et très riche champ. Le récent livre du Miramap « une autre finance pour une autre agriculture(2) » en témoigne. Comme dans les AMAP, il s’agit de reprendre en main, collectivement, le financement de l’agriculture en multipliant les initiatives locales. Un club d’épargnants fournit à un porteur de projet une aide financière, intéressée non pas au rendement financier de son placement mais au succès du projet, dans l’esprit de confiance, de solidarité et de transparence qui réussit si bien aux AMAP.
– la loi, par un investissement militant constant, autour de la défense de notre droit à décider de notre alimentation en toute responsabilité. Notre droit à choisir nous-mêmes les paysans qui vont nous nourrir, à valider avec eux leurs techniques de production et la viabilité de leurs projets. A participer aux instances locales où se décident le partage du foncier, où se conçoivent les projets d’infrastructures, où s’attribuent les permis (d’exploiter, de construire, etc.).

Et voici la politique de retour. Ça se passe près de chez nous. Ça transcende les clivages philosophiques, ça engage notre vie dans ce qu’elle a de plus trivial – la nourriture – et de plus noble : le sentiment de notre dignité, l’espoir pour nos enfants d’un avenir digne de ce nom. C’est lent, modeste et discret, comme une graine qui lève…

(1) Une autre finance pour une autre agriculture, ouvrage collectif coordonné par le Miramap (Mouvement Interrégional des AMAP). Editions Yves Michel, 2013

(*) C’est quoi le convivialisme ?

Pour reprendre la définition d’Alain Caillé dans l’émission citée plus haut (la « grande table ») :

 » C’est la philosophie du vivre ensemble (…). Nous percevons tous un manque de repères, de boussole, nous ne savons plus comment penser notre temps, d’où nous venons, où nous allons. Pourquoi sommes-nous perdus ? Parce que les grandes idéologies de la modernité le libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme ne sont pas caduques mais plus à la hauteur des problèmes actuels. Pour 2 raisons : la mondialisation, la globalisation change la donne, l’idée même d’une mutation radicale dans un seul pays devient problématique et la seconde raison : toutes ces grandes idéologies ont reposé sur le postulat que le problème fondamental de l’humanité c’est la rareté matérielle, le manque de moyens de satisfaire des besoins matériels. Cela revient à percevoir les êtres humains comme des homo economicus, comme des êtres de besoin plutôt que des êtres de désir. Si on dit ça alors le problème c’est la croissance économique. Si le problème c’est le manque de moyens matériels alors il faut plus de moyens matériels et pousser la croissance. Il faut bien faire un constat (qu’on soit pour ou contre la croissance) : il n’y a plus de croissance véritable dans les pays riches. Elle est atone depuis 20 ans. Et cette croissance implique des problèmes écologiques graves. On sait très bien qu’une généralisation des modes de vie occidentaux impliquerait qu’il y ait 2 voire 3 planètes. Comment fonder la démocratie sur la perspective d’autre chose qu’une croissance infinie. Comment imaginer une démocratie post-croissantiste ? »